Par Jean-Michel Hauteville (Port-au-Prince (Haïti), envoyé spécial)
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ReportageL’activité économique s’est contractée cinq années consécutives et pourrait encore chuter en 2024, selon les prévisions des économistes, qui mettent en cause la profonde crise politique et sécuritaire que traverse le pays. Une nouvelle menace s’ajoute à ces maux : l’émigration massive de travailleurs qualifiés vers les Etats-Unis.
Déserte en pleine journée, jonchée de cartouches de munitions et de débris à moitié calcinés, la rue Saint-Martin, à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, a des allures de no man’s land. Difficile d’imaginer que cette artère sinistrée du quartier populaire de Solino abritait, il y a encore quelques mois, un marché fréquenté quotidiennement par plusieurs milliers de commerçants et d’acheteurs. Mais, en janvier, après une nouvelle série d’attaques meurtrières dans ce secteur, menées par les bandes armées qui contrôlent 80 % de l’agglomération et plusieurs localités ailleurs en Haïti, le marché de Carrefour Péan a périclité.
Un seul commerce subsiste discrètement dans cette rue jadis si animée : la boulangerie Bon Accueil. Une lampe torche à la bouche, deux jeunes employés munis de longues pelles retirent des pains rustiques de l’antique four en brique, noirci par la suie, et les disposent sur une étagère. « On fait du pain, pour ainsi dire, pour s’amuser : voilà trois ans qu’on ne fonctionne plus », grince, dans la pénombre et la chaleur suffocante de son arrière-boutique, Augustin Vénol, le patron, depuis 2001, de cette boulangerie fondée par ses parents il y a un demi-siècle.
Et pour cause : l’insécurité galopante a rendu trop dangereux le travail nocturne. Sur les vingt salariés, répartis en deux équipes, le boulanger n’en a donc gardé que douze, qui travaillent le matin. Cette solution est loin d’être la panacée, puisque les attaques peuvent également se produire en plein jour. Résultat, « les clients ont peur de venir », soupire l’artisan de 53 ans, les habits maculés de farine et de sueur. Sa production s’est effondrée, au point que l’entreprise ne consomme plus que « deux ou trois » sacs de farine de 50 kilos par jour, contre « dix à quinze » autrefois, affirme-t-il. Le prix de ces derniers a d’ailleurs doublé, du fait des difficultés d’approvisionnement. Mais le boulanger de Solino n’a pas d’autre choix que de persévérer. Pour mettre en lieu sûr son commerce, faute de pouvoir acquérir de nouveaux équipements, « il faudrait avoir la possibilité de déplacer le four », dit-il en levant les yeux au ciel.
La descente aux enfers
Ces contraintes liées à la violence des gangs sont le lot commun des entreprises de la région de Port-au-Prince, qui concentre l’essentiel de l’activité économique en Haïti. Début 2024, les bandes criminelles ont multiplié les exactions afin d’obtenir le départ de l’impopulaire premier ministre Ariel Henry. La descente aux enfers s’est subitement accélérée le 29 février, lorsque plusieurs groupes rivaux ont décidé d’unir leurs forces.